LE SIMPLE FAIT D’AIMER EST-IL PÉDAGOGIQUE ? 

Notre collège me fait aujourd’hui l’honneur de souligner ma contribution à la pédagogie de notre institution. Sans mentir, sachant à quel point je me suis efforcé de me dévouer pour tous mes élèves pendant plus de trente-deux ans, je suis très ému de recevoir cette mention ! En même temps, un peu embarrassé, je me dis que nombre de mes collègues en philosophie, comme dans d’autres matières, auraient fort mérité aussi cet honneur qui vient de m’être fait. Alors, pour être juste, et avant toute chose, je tiens à le leur dédier à eux également. Il convient d’être honnête avec soi-même et d’autant avec les autres.  

Le mot « pédagogia » existe depuis l’Antiquité grecque. Un pédagogue a d’abord été un esclave qui accompagnait les enfants au gynécée (c’est-à-dire en grec à « l’école des femmes »). Puis, cela devint l’art d’élever ou d’accompagner des enfants bien avant de devenir celui de former des adultes à des compétences et à des techniques. C’est une discipline dans laquelle l’apprentissage ne cesse jamais, devant s’accommoder constamment des nouveautés des temps. L’épisode de la pandémie en est un bon exemple. Comment suivre alors cette évolution incessante des savoirs et maîtriser l’art d’éduquer ? Il me semble, parce que ça me paraît une évidence, qu’à cet effet, nous serons toujours très loin du compte. En fait, l’essentiel réside peut-être dans nos efforts de chaque jour, de chaque heure, de chaque minute, de chacun de ces instants où nous tentons de répondre aux exigences de notre difficile métier. Car tout le temps où nous nous consacrons, même avec plus ou moins de certitude à cet effort, en réalité, sans nous en apercevoir, nous réalisons au mieux notre devoir. Ce qui fait qu’en fin de compte, la pédagogie correcte tient beaucoup dans la démonstration de notre persévérance et dans celle de notre bonne volonté à nous efforcer de bien enseigner. La perfection n’est pas un but mais une forme de constance dans la poursuite de cette réalisation. L’idéal en soi est une illusion vaine, seule sa poursuite est réellement concrète et humaine.  

Je me considère très loin de l’atteinte d’un pareil idéal et je me demande pourquoi des collègues et des conseillers pédagogiques, sans me le dire, ont alors désiré souligner mes aptitudes académiques. On est souvent un mauvais juge de soi-même. Jadis, la Pythie de Delphes, oracle d’Apollon, avait prophétisé que Socrate était « l’homme le plus sage du monde », et celui-ci, n’y croyant pas, s’était mis à dialoguer avec tous « ceux qui savent » afin de vérifier cet augure surprenant. Ses démarches dialectiques avaient finalement décidé de sa vocation. Mais moi, je ne peux essayer de répondre à ma question qu’en en revenant aux convictions qui m’ont animé tout au long de ma carrière. Comme je prends ma retraite à cet instant, je dois donc faire à l’envers le chemin qu’avait pris Socrate dans la direction de ses lendemains, mais pour revenir, quant à moi, sur les idées qui ont guidé mon enseignement passé. Je saisis donc cette opportunité qui m’est ici offerte pour partager ces vues avec vous. Cela dit, j’ai bien conscience que je m’adresse à des collègues diplômés, des gens d’expérience, lesquels se reconnaîtront assurément dans ce que je vais écrire, à moins qu’ils n’y trouvent quelque façon de les dire qui soit tout au plus originale et nouvelle.  

Trente-cinq années d’enseignement ont forgé en moi au moins trois certitudes. En premier lieu, nous ne sommes pas enseignants pour former une élite. Nous sommes enseignants parce qu’il est de notre devoir d’accorder la chance à tout être humain, quel qu’il soit, de se réaliser pleinement. Cela exige, on le sait, un réel dépassement de notre part. Quels que soient les défauts de la jeunesse à laquelle nous enseignons – jeunesse par laquelle nous sommes passé nous-même, d’ailleurs en l’oubliant quelquefois, et parce que le vieillissement nous éloigne irrémédiablement d’elle à chaque session ! – nous devons faire en sorte de démontrer le plus possible les qualités morales nécessaires à la poursuite de cette fin généreuse. Je pense qu’on ne peut jamais être plus satisfait de son travail et de soi-même que lorsque nos élèves nous reviennent en nous remerciant de leur avoir fait aimer notre discipline, ce faisant de leur avoir permis de réussir, et ce réellement, plutôt que trop facilement. Ce qui, quand on y réfléchit, fait beaucoup de choses à réaliser à la fois… Comment ne pas offrir une réussite à rabais en rendant pourtant nos savoirs plus transmissibles ? 

En deuxième lieu, il ne faut enseigner qu’en s’assurant que tous comprennent. On ne peut pas tirer sur une plante pour qu’elle pousse. Nous ne sommes pas là pour juger de la pauvreté ou de la richesse des esprits mais pour nous assurer que nous formons les populations prochaines. Comme tous auront une place dans la société, tous doivent être formés au mieux, car tous exerceront des responsabilités à l’avenir, et non seulement quelques individus sans difficultés, privilégiés ou talentueux. Voilà, durant la Révolution tranquille, le constat démocratique qui s’est trouvé aux origines mêmes de notre institution. Nos méthodes d’enseignement doivent donc, en toute équité, permettre un apprentissage adapté à tous celles et ceux, et maintenant iels qui sont là ! Nous avons le droit d’être déçus, désabusés, même découragés (nous ne sommes pas des héros) devant l’ampleur des difficultés et des contraintes, mais nous devons chercher au fond de nous-même et dans les ressources disponibles les solutions qui conduiront au résultat d’une formation réussie pour le plus grand nombre. Au reste, je crois qu’en cherchant à approcher un tel objectif, cela nous conduit à une transformation obligée de nous-même. Nous sommes ainsi contraints à un certain oubli de soi. Je ne parle pas de « sacrifice », de « vocation » à l’ancienne, d’acte que l’on finit par regretter ensuite pour s’être dépensé inutilement à la recherche d’une impraticable vertu et au profit d’un appareil qui peut trop aisément abuser de vous, mais de l’acquisition d’un état d’honnêteté qui nous fait ouvrir grands nos yeux sur les besoins réels de chaque élève. Le concept de cette inclusivité-là est alors, par le fait même, très élargi. J’avoue avoir fonctionné toute ma carrière durant avec cette impression qu’il n’existe aucun apprenti absolument mauvais et qu’il ne nous manque à l’occasion que la patience nous permettant de mieux comprendre ce qui perturbe ou ralentit le cheminement d’un élève. Est-ce là de la naïveté de ma part ? Pour moi, au milieu du feu roulant des sessions, j’admets m’être trompé quelques fois en jugeant trop vite certains élèves. En les interrogeant honnêtement après coup, j’ai découvert presque à chaque fois, au-delà des rares esprits qui paressent ou qui trichent, des êtres aux prises avec de réelles épreuves existentielles qui ruinaient leurs performances intellectuelles. Du coup, j’aime la leçon que nous donne cette vieille locution latine : Nous sommes des hommes et rien de ce qui est humain ne devrait nous être étranger.  

En troisième et dernier lieu, et même si cela peut ne pas sembler au premier abord très professionnel, l’ultime secret de la pédagogie réside, à mon humble avis, dans l’affection véritable que nous démontrons pour tous, c’est-à-dire pour les élèves, pour les collègues, pour le personnel de soutien et pour les administrateurs sans distinction. Enseigner, c’est avoir la passion des autres. Ce sentiment sous-tend ce que nous qualifions de nos jours d’esprit de collégialité. Parce qu’en fait nous ne faisons pas qu’enseigner et former. Malgré nous, nous sommes de perpétuels modèles pour tous celles et ceux qui nous entourent. Nos élèves en particulier s’abreuvent à notre enseignement pendant des mois et absorbent nos mots et nos comportements comme des éponges. Oui, on nous a donné cet incroyable pouvoir ! Or, ils ne feront pas que reproduire nos méthodes, imiter notre esprit critique, utiliser nos concepts ou nos techniques, ils reproduiront également et fort probablement nos attitudes et nos états d’esprit. Dans un proche lendemain, d’instinct, ils s’inspireront de nos manières d’être pour s’intégrer socialement à leur tour. En fait, en ce sens, notre responsabilité est immense. L’exemple de l’amour que nous leur offrons, c’est-à-dire, dans les faits, celui de l’ouverture d’esprit, de la patience, de la compassion, de l’empathie, de l’écoute, de la volonté d’aider, de supporter et d’encourager, voire de la bonne humeur et du goût de vivre, est l’une des meilleures empreintes – en plus de la formation générale ou technique que nous leur dispensons – que nous puissions laisser sur eux pour leur avantage comme pour celui de la société future. Je ne crois pas que cette idée soit naïve ou irréaliste : sans amour à quoi sert-il de prétendre bien raisonner ? Sans un enseignement accompagné de cette ouverture du cœur, tout savoir, même maîtrisé, ne peut qu’être détourné de sa finalité humaine. On ne formerait sans cela que des gens égoïstes, négligents et cupides, et, in fine, naturellement incompétents. « Une science sans conscience est une ruine de l’âme » (Rabelais). Une technique ou une formation générale sans éthique sont en puissance un risque et un réel danger pour le monde. 

Je dois en bonne partie ces convictions à mon étude des philosophes et des grands écrivains. Lorsque j’en arrache, j’essaie de m’encourager en me rappelant ce mot d’Épicure : « Celui qui est serein n’est un poids ni pour lui-même ni pour les autres ». J’essaie alors de me soucier d’autrui, de m’enquérir de l’un et de faire sourire l’autre. En m’efforçant ainsi d’oublier un peu le poids de mes aliénations et celui de mes propres malheurs, tout en évitant soigneusement de ne pas me détruire, je finis par retrouver mon équilibre et mon bonheur d’enseigner et de vivre. On reçoit toujours plus intérieurement à la fin que ce que l’on a crû très longtemps si difficile de donner quand on apprend à donner dans le bon esprit. Le calme, la paix, la sérénité qui nous transcendent finissent par déteindre de façon positive sur notre pédagogie. Cela nous amène à ralentir le rythme, à simplifier les choses, à relativiser les excès de sérieux, bref à humaniser notre monde, lequel en a grandement besoin ! Je vous souhaite à vous aussi cette récompense, la seule qui, en réalité, valide notre expérience au-delà des titres, des mentions et des rétributions. La seule que les grandes philosophies nous enseignent aussi, même quand d’aucuns les croient à tort encore inutiles. Il faut trouver cette zone de quiétude que la nature a disposé à l’intérieur de nous et encourager nos élèves et nos pairs à la rechercher. Elle procure son sens vrai à notre humanité. Sans elle, tout le reste devient pédagogiquement affecté et réduit, et l’on finit par perdre la force et l’envie de poursuivre. Quelqu’un a très justement écrit un jour : « Si l’on vous donne le choix entre avoir raison et avoir du cœur, ayez du cœur ! ». Il est de ces vérités qui perdurent indépendamment des changements de moyens et d’époques. 

Alors, le simple fait d’aimer est-il pédagogique ? L’amour des gens seul suffit-il à nous permettre d’accomplir notre tâche ? Bien sûr que non. Mais s’il sert de premier moteur à tout le reste, un jour après l’autre, et pour finir sur la longueur d’une carrière, il peut aider à tout rendre réalisable. Ressentir un intérêt profond pour tous ses élèves, et en particulier pour les plus difficiles, est ce qui permet de découvrir la méthode qui aidera au mieux chacun à réussir. Or cette passion durable ne se libère qu’après avoir égrené nombre des illusions qui nous viennent et qu’on doit abandonner au fil de notre métier, mais au bénéfice de méthodes moins lourdes et néanmoins plus efficaces. Il n’y a d’idéal que dans l’utile et d’agréable que dans l’élan authentique d’un cœur. 

Ah ! quelle belle opportunité la vie nous offre-t-elle d’être des enseignant-e-s ! Au-delà des épreuves, de la pression extérieure et des réadaptations constantes, nous possédons la liberté d’améliorer constamment notre monde, en commençant par le faire d’abord dans nos classes, tout de même qu’en notre milieu collégial, ce que tous souhaitent au fond, à tous les échelons de notre univers professionnel, puisque nous sommes toutes et tous de simples êtres humains désireux d’affection, d’émancipation et d’accomplissement ! 

Une dernière confidence : j’ai souvent eu de l’admiration, grâce aux circonstances ou par élèves interposés, pour les qualités morales et académiques de mes collègues, y compris pour celles et ceux à qui j’avais enseigné. Ils m’ont, de loin comme de proche, tellement montré l’exemple ! Sans le savoir, à chaque jour, nous sommes des modèles les uns pour les autres, mais nous n’en parlons pas assez ! 

Merci à vous toutes et à vous tous ! Je vais avoir plus de peine que je ne le prévoyais de vous laisser, élèves, collègues et amis ! 

Je vous dis aurevoir avec une sincère gratitude ! 

Votre confrère, votre employé, votre professeur,  

Hervé-Marie Gicquel.